Une après-midi

20 novembre 2013

  Jules est un monsieur très occupé. Il est l’un des notables de cette petite ville de province dans laquelle il a grandi et dont il ne s’est éloigné que quelques années pour étudier.

  Ses journées sont réglées avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie. Elles l’ont toujours été, aussi loin qu’il se souvienne. Même ses petits plaisirs suivent un programme très précis et parfaitement immuable.

  Vers treize heures, juste avant de retourner à l’étude, il fume un cigare choisi avec soin dans son coffret. Il laisse toujours ses doigts courir sur le couvercle en bois gravé avant de se saisir de l’un de ses précieux cylindres couleur de chêne ciré. Il le contemple quelques secondes avant d’en humer le parfum. Il ôte la bague et tranche l’extrémité avec l’assurance que procure un geste répété des centaines de fois. Il s’adosse et allume son cigare à l’aide du lourd briquet en argent ayant appartenu à son grand-père maternel.

  Après le dîner il s’installe dans son fauteuil. Celui qui, année après année, a pris la forme parfaite pour soutenir ses lombaires toujours un peu douloureuses. Il attrape sur la petite table commodément disposée à portée de main son nécessaire à pipe. Il extrait précautionneusement de sa blague à tabac une pincée de tabac blond ; le brun le fait tousser. Il la laisse tomber dans le fourneau de sa vieille pipe en bruyère et la tapote légèrement puis saisit une autre pincée plus grosse qu’il tasse avec ses pouces, consciencieusement, pour ne pas laisser de vide. Il en met toujours un peu trop. Il enlève quelques brins et allume enfin sa pipe. Il aspire cette première bouffée et se détend progressivement. Il observe le feu dans la cheminée, les flammes qui lèchent le vieux chêne transformé en bûches massives. Il aimait ce vieil arbre, mais il a dû se rendre aux arguments de Louise, sa femme, qui avait peur de le voir tomber sur la maison. Ou sur ses petits-enfants, ce qui a eu raison de ses réticences.

  Les saisons modifient parfois légèrement ses habitudes. En été il s’installe sur la petite terrasse pour jouir des derniers rayons. Parfois il accompagne ses pensées vagabondes de quelques rasades d’un excellent scotch offert à Noël par l’un de ses clients. Ce sont les seules variations, presque imperceptibles, d’un rituel parfaitement rodé.

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  Après une longue matinée de paperasserie juste perturbée par l’accueil d’une veuve en larmes, Jules ferme la porte de son bureau. Comme tous les jours à douze heures précises il presse le pas pour rentrer chez lui où l’attend son repas. Aujourd’hui ils déjeuneront d’un lièvre. Félix, son plus jeune fils, leur a apporté dimanche après la chasse. Il y aura probablement aussi une tarte aux pommes. Ils mangent rarement des pâtisseries au déjeuner mais aujourd’hui est un jour spécial. Aujourd’hui Jules a 60 ans. Louise connait son penchant pour ce dessert tout simple qui lui rappelle son enfance. Oui, il y aura surement de la tarte aux pommes.

  Cette journée de février est particulièrement douce pour la saison, presqu’une journée de printemps. Il y a un « je-ne-sais-quoi » dans l’air, comme une vibration. Presqu’une émotion. L’air peut-il frémir d’une émotion ?
Jules se prend à rêvasser. Il va bientôt officiellement passer les rênes de l’étude à son fils aîné. Il ne sait pas s’il en est content. Il ne sait pas plus s’il en est mécontent, en fait il n’y a jamais vraiment réfléchi. C’est le cours des choses, l’enchaînement logique des épisodes d’une vie.

  Un oiseau s’époumone du haut d’un réverbère, un autre lui répond. Le soleil naissant lui caresse la nuque et fait scintiller la carrosserie des voitures garées le long du trottoir. Cette journée a vraiment quelque chose de particulier.

  Non, à bien y réfléchir ce n’est pas ça. Tout est là, la ville est exactement comme elle a toujours été. Certes c’est une belle journée hors saison, mais finalement rien d’étrange à cela. La ville est parfaitement normale, la journée aussi. C’est en lui qu’il faut chercher la source de cette sensation, de cet élan indéfinissable.

  Pour rejoindre sa maison, à huit minutes précisément de l’étude, il longe un petit bois tous les jours depuis bientôt trente ans. Quatre fois par jour. Sans le voir.

  Aujourd’hui il s’arrête et il le regarde attentivement. Il y a cet arbre, ce grand et bel arbre qui lui fait penser à son chêne. Il admire cette nature comme si c’était la première fois.

  Et sans comprendre comment, le voilà à présent allongé au pied du grand arbre. Allongé à même le sol, dans l’herbe. Une vague pensée pour Louise et sa tarte aux pommes le traverse, mais il est si bien. Il enlève son chapeau et ferme les yeux. Il goûte ce plaisir rare et interdit, le plaisir de faillir à son emploi du temps minuté, le plaisir enfantin de s’allonger sur le sol avec son complet neuf. Une voix lointaine résonne dans sa mémoire : « Julot lève-toi ! Tu vas salir tes habits du dimanche ». Il s’endort.

  L’oiseau chante toujours mais doucement comme en sourdine, à présent perché sur une branche du chêne.

Pipe

 Cette histoire est une fiction. Je ne connais absolument pas l’homme de la photo (que j’ai trouvée chez un brocanteur et qui m’a inspirée ce texte). Si vous passez par là et reconnaissez ce monsieur je serais vraiment curieuse de connaître sa véritable histoire.

 

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